Dans l’écho assourdi d’une parole secrète, la phrase est animée de lents mouvements, saisie d’indétermination. Suivant les inflexions dans le rythme impulsé, elle s’immobilise, impuissante, à la recherche des choses à dire, scellées dans un secret insondable qui hante la forme résiduelle du dire. Puis le débit du récit reprend son mouvement pour s’accorder au chant intérieur réglé sur un autre rythme. Chaque respiration imprègne d’intensité la vie des mots en étirant le temps de leur formulation, pour laisser la place aux choses ressenties. La langue forge des mots à peine esquissés, comme confiés au silence d’une phrase impossible, secrète et intime. À tel point que la voix intérieure, chuchotée jusqu’au bord du silence, suggère plus qu’elle ne dit. Plus qu’à écouter, il y à inventer pour reconstituer librement la dictée muette : la poésie fraye alors avec la limite du dicible. Elle porte l’idée de l’indéfectible parole poussée jusqu’à la mutité, l’imprononçable, trace originaire d’avant tout dire.
parole - d’être portée à une limite, y abandonnant, pour qu’une fois encore, à l’occasion, il s’y trouve, qui la lira ou même qui, auparavant déjà, a pu la tracer 1 . À tout bien considérer, le poète est celui qui ne renonce pas à créer. Nul n’est besoin en effet de voir dans le poiein grec autre chose que cela : la volonté de faire, composer, forger (poiein : « faire » – œuvre, dans le meilleur des cas). Ainsi posé, on comprend que le poète-créateur, dont il va s’agir ici, ne limite pas son exercice, dans la rigueur du mot, à la poésie ; il est celui qui accepte d’éprouver (c’est la forme aboutie, finalisée du courage d’être soi, par-delà les affres du doute et de l’angoisse) puis de partager son intériorité secrète dans la forge des phrases : cela même qu’une véritable introspection aura permis de déceler. C’est là sa révélation. Il faut goûter le monde pour pouvoir en faire l’éloge. À ce moment-là, le créateur peut actionner la spécificité qui le remue et l’accompagne depuis qu’il est en mesure de la reconnaître en tant que telle : comme un intérieur, dont il y a peu il ne savait encore rien. Autrement dit, le poète naît véritablement avec l’assomption de la singularité qui le caractérise. Un tel consentement est d’abord une séparation, une coupure radicale avec la solitude de ce savoir-là. Nulle complaisance à y voir, contournement plutôt. Le poète appréhende le monde en le concevant nouvellement. Pour lui, le monde n'est donc jamais admis pour ce qu'il est ; il est considéré au travers même de ce qu'il découvre et voile, expose et obstrue, éclaire et opacifie, révèle et garde secret. Le trait poétique accueille moins le monde qu'il le fait advenir d'une sorte activité herméneutique. Explorer le moindre détail qui compose le monde afin de découvrir, mettre à jour la beauté qui s'y tient recluse. Sensibilité critique s'il en est ; créative par- dessus tout. Écrire le réel consiste donc à s'appuyer sur les portants du monde tel qu'il transparaît pour un regard suffisamment aiguisé. Voilà pourquoi, en elle-même, la poésie est une forme continuelle d'inauguration : à la fois, lecture affinée et ouverture d'un nouvel espace, commencement, innovation. Avec elle s'exerce une forme de saisie intuitive, naïve en un sens, sur le substrat du monde ambiant pour le renvoyer à ses propres fins. Pour le poète, il est moins question de partager le monde que de continuer de s'en nourrir pour, d'une certaine manière, ouvrir tout à la fois un temps propre et un espace singulier dans le poème. Je ne résiste pas au plaisir de convoquer Rilke, pour dire qu’un regard lucide porté sur soi n’équivaut pas forcément à un épanchement de soi mais à l’expression d’une intériorité par le détour poétique. Là est l’enjeu du témoignage oblique 2 ; il est un dérivatif pour (mieux) dire l’intériorité du poète. Non pas livrée in extenso mais délivrée, au sens strict. Le monde intérieur rilkéen, ou espace élargi, est l’expérience vécue – littéralement transformée en poésie en tant que glorification du monde : à savoir, l’intériorisation progressive des choses et des êtres périssables dans la parole poétique. Le mot Weltinnenraum, figurant dans l’un de ses poèmes de la dernière période, dessine l’accroissement de l’intériorité dans les choses dites : il est à la fois une affirmation de la vie et un accomplissement de l’être. Les oiseaux volent silencieusement à travers nous. O moi qui veux croître, je regarde au dehors, et c’est en moi que croît l’arbre 3 . Il est intéressant de noter que ce dégagement dans la voie oblique, embardée poétique, (tournant, dit Rilke) contribue à forger une parole singulière qui s’élabore dans la traversée du Dire (expression et éprouvé de la langue). C’est dans cette traversée qu’émerge et se dévoile véritablement l’être : à la fois dans l’exprimé et dans l’indicible gardé par-devers lui. Ce n’est donc pas tant de pure subjectivité dont il s’agit dans une telle parole poétique, mais bien d’expérimentation ontologique qui passe dans les divers linéaments du Dire. Dans tout ce que le poète suggère, expression indirecte – voire biaisée – de son monde intérieur se trame une forme, formatrice elle-même : une configuration discursive oblique, qui restitue quelque chose de l’êthos du poète. Cette résonance intérieure contamine de fait tout le poème dans l’adresse qu’elle cherche. Ainsi le poète parvient- il à se libérer enfin de l’insurmontable angoisse, cela même qui l’a si souvent confronté aux affres de la création sans qu’il puisse vraiment l’utiliser. Cela s’éclaire alors. La mission de sa poésie devient désormais inclination de l’homme vers l’homme 4 . 1. André du Bouchet, L’emportement du muet, Paris, Mercure de France, 2000, p. 118. 2. Le concept d’obliquité, défendu dans mes travaux, étaye le geste d’art en général, dès lors que l’œuvre est postulation d’une véracité et non pas manifestation directe de la vérité du monde. Gageure du réel qui transparaît dans l’œuvre. C’est ce que j’ai tenté de montrer, notamment, dans une recherche sur le témoignage des choses d’art. Voir Pour une esthétique du témoignage. Thèse de doctorat, Lille, ANRT, 2005. Voir ici ou ici 3. Cité par Rudolf Kassner dans l’introduction de Rainer Maria Rilke, Correspondance avec Marie de la Tour et Taxis, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque Albin Michel », trad. de l’allemand par Pierre Klossowski, 1960, p. 9. 4. Voir Gilles Guigues, Rainer Maria Rilke, l’existence en figures. Étude philosophique du poétique, Paris, L’Harmattan, coll. «Critiques Littéraires», 2012. Voir ici |
AuteurDans les articles de ce blog, seront rapportés quelques remarques et propos sur l'art et la philosophie ; y seront notées également des réflexions sur la poésie et la littérature. Catégories |