Dans l’antiquité grecque, le kairos se présente comme la conception singulière du temps non comme durée mais comme moment opportun. Ainsi se développe le sentiment aigu que le temps n’est pas un milieu homogène et indifférent, où tout instant est égal à tout autre, mais présente des occasions favorables pour l’action qui vient à propos. Le kairos se condense dans l’action humaine comme une aptitude, une faculté qui consiste à saisir l’occasion quand elle se présente.
Gorgias de Léontion (penseur qui naît en Sicile entre 485 et 480) fut le premier à écrire sur le kairos. Sa théorie s’oppose à la conception logique du monde d’un temps continu, identique au cours de sa durée – ce dont la métaphysique platonicienne tirera la nécessité, pour l’être pleinement être, d’être éternel : l’Être n’est pas à la faveur de telle ou telle circonstance, il est en soi toujours. Gorgias refuse cette idée qui fait de l’éternité la vérité du temps ; il conçoit un temps discontinu fait d’à propos et de contretemps, qui ne se laisse pas mettre en perspective, dont la valeur du contenu ne se laisse pas estimer à sa perdurabilité : le meilleur peut être feu de paille ! Le meilleur peut se concevoir dans une acception fugace, un éclair, un spasme, une seconde où se marque l’Éternité. Ce choix qui ouvre dans le temps est fait selon le kairos ; il exige un esprit parfaitement délié, un doigté d’une grande finesse, d’une légèreté extrême. Quoi de plus difficile à saisir que l’occasion ? Une vie ne compte-t-elle pas plus d’occasions manquées que saisies ? Il faut être gouverné par une sagesse pratique pour choisir, à point nommé, juste l’aspect que la situation requiert, et occulter l’autre ; ainsi le kairos implique, outre la sagesse, la justice : il est juste comme ce qui vient à point nommé. La justice est justesse, et c’est toujours de justesse que l’on saisit les choses, en suivant les sautes de temps. Tandis que l’opportunité se signale, elle s’évanouit aussitôt. La vertu de l’être s’indique dans cette capacité à s’unir au temps, et, dans une parfaite adéquation à soi, élaborer un temps propre : le moment opportun. Dans ce moment qu’il ramène à lui, qu’il fait sien dans l’absolu d’un choix, se marque la courbe du temps. Parfois, moins par nécessité que par pure occurrence, l’être infléchit le temps pour saisir l’occasion favorable. Les Grecs conçoivent cette épochè comme parfaite coïncidence de l’action humaine et du temps 1. Mais cette coïncidence, entre une durée propre à l’être et le processus naturel de l’écoulement du temps, est soumise à l’action humaine. Elle est dictée ou déterminée par un agir. En un sens, l’être agit sur le temps, non pas pour le maîtriser, le programmer, le rendre prévisible mais s’y impliquer, s’y joindre absolument. Dans le kairos, l’être forge son unicité. En l’éloignant de l’idée de durée, l’être fait du kairos, l’opportunité même, l’instant décisif, éminemment fugace où pourtant tout se joue et se cristallise dans l’occasion favorable. Par là, Gorgias est le premier penseur d’une temporalité essentiellement pratique. Il nous apprend qu’une pratique se gouverne, comme il en va de la politique, sans principes arrêtés, sans fixité possible ; elle est le génie du moment, l’application constante de la force suivant la nécessité du jour. Pas de visée programmatique donc, dans la vie éthique que l’on donne à l’action, ni de définition d’une essence unique de la vertu en général, car on se trouve en possession d’un universel inapplicable dans la vie concrète, essence valable pour tous en tous lieux et en tous temps. La connaissance du kairos est essentielle pour étudier les vertus particulières et les circonstances précises où elles sont véritablement des vertus, c’est-à-dire la variation de l’excellence selon les différents états du sujet moral. Pour Aristote, la vertu (arétè) est la bonne disposition de l’âme ou l’action correcte. L’idéal du kairos est de rendre la vie morale praticable. Mais sa portée est plus vaste : le kairos ne désigne pas seulement le moment favorable dans la vie pratique et l’art de le cueillir, il décide de la nature du temps et le conçoit comme atomisé. Ce qui exclut la valorisation de la durée, du long terme, de prévisibilité. Le kairos condense donc toute sa force dans une qualité singulière qui consiste à choisir le temps opportun pour le redimentionner, le tailler à la mesure de l’action humaine. 1. Voir Pierre Aubenque, La prudence chez Aristote, Paris, PUF, 1963, p. 96-97. Dans la citation qui suit, Rousseau exprime on ne peut mieux toute la qualité d'une âme sensible à la nature : « J'avais même à craindre dans mes rêveries que mon imagination effarouchée par mes malheurs ne tournât enfin de ce côté son activité, et que le continuel sentiment de mes peines me resserrant le cœur par degrés ne m'accablât enfin de leur poids. Dans cet état, un instinct qui m'est naturel me faisant fuir toute idée attristante impose silence à mon imagination, et fixant mon attention sur les objets qui m'environnaient me fit pour la première fois détailler le spectacle de la nature, que je n'avais guère contemplé jusqu'alors qu'en masse et dans son ensemble 1. » Voilà comment Rousseau, repoussé par la société des hommes, révèle le ravissement qui le transporte et le conduit à porter un regard neuf sur la nature, véritable et seule félicité terrestre avec laquelle il s'identifie désormais. Dans la nature, il trouve un accomplissement jamais éprouvé jusqu'alors. Il voit moins dans ce « beau système » la réclusion vers laquelle il se destine qu'un bonheur nouveau - né de tant de raisons qui le lui font aimer.
Devant la nature, Rousseau est au spectacle ; il se délecte et s'émerveille des arbres, du cours des eaux, des arbrisseaux et autres plantes qui constituent la parure et le vêtement de la terre - d'une étonnante beauté pour qui sait la contempler. Mais, dans son isolement constant, le philosophe ne se contente pas d'éprouver un plaisir égoïste, il nous le rend sensible nous faisant partager l'harmonie que la terre offre à l'homme devant le spectacle plein de vie de la nature. Devant ce monde sans cesse renouvelé, Rousseau nous transmet une rêverie douce et profonde comme le témoignage puissant et fragile à la fois d'une âme sensible. 1. Jean-Jacques Rousseau, « Septième promenade », in Les rêveries du promeneur solitaire, Lausanne, Éditions Rencontre, 1968, p. 169. Dès lors que la philosophie pense l’agir humain, l'activité, elle favorise l’exercice de la praxis : soit ce qui consiste à élaborer en commun tout ce qui doit relever d'une conduite vertueuse. Une telle conduite réclame non seulement la responsabilité de chacun, engagé dans l’action, mais elle attend aussi de sa part un jugement approprié. Voie singulière, cette acception interroge l'agir comme un constant exercice de la raison, par lequel se pense puis s’élabore le rapport à l’existence comme à autrui. Là réside la force d’un tel rapport : c’est un engagement qui investit de plein droit la Cité par une singulière intellection du monde, dans la dialectique d’une pensée en actes : relation des mots aux choses qui, dans une alliance soudaine, fondent le sens durable de leur association – rencontre du sens dans l’accord philosophique. Par ce détour, la conduite est dite éthique.
Ductus obliquus, « conduite ou voie oblique ». S’engager dans une voie de dégagement, cela n’est pas fuir. Cela consiste à s’aventurer dans un engagement oblique, distancié. Non pas éviter, esquiver mais contourner l’écueil. Voilà une conduite éthique, qui ne cherche pas à affronter directement ce qui lui fait front mais lui oppose néanmoins une résistance. Elle fonde son rapport au monde dans un principe de délicatesse, de douceur. À la violence du monde, l’antiquité grecque oppose la solidarité humaine, la clémence et la douceur des mœurs (praos). Toutes ces valeurs humaines aménagent, équilibrent, ou annihilent la cruauté des dieux, dont la brutalité gouverne le Tragique réel. Tout ce qui paraît à l’homme comme dicté par l’Injustice des divinités doit être contrecarré, tempéré, par l’idéal de justice humaine. La douceur grecque est très proche de l’epieikeia que l’on peut définir comme la disposition intérieure qui laisse aux autres le bénéfice du doute. C’est une indulgence, respectueuse en dernier lieu et par-dessus tout de ce qui n’est pas soi, de ce qui est forcément autre que soi. Cette indulgence affranchit l’autre d’avoir à prouver son altérité. L’altérité vient à soi par la douceur, qui laisse être et agir l’altération de l’autre. La douceur intervient lorsque la blessure de l’être nous touche par l’incomparable présence de l’humain, sur lequel se porte un regard plein d’aménité. Comme si l’intention était d’envelopper l’être d’une infinie douceur. La douceur semble vouloir tempérer la douleur du monde, lutter contre l’injustice qui accable l’être. Il émane du sentiment de douceur une inclination vers autrui, l’anonyme. Cela même qui caractérise le respect d’autrui, institue une solidarité avec sa douleur, mesurée, tenue, qui préserve l’autre dans son intégrité. Mais la douceur d’une intention ne récolte pas forcément de la douceur en retour. Elle n’oblige à rien, ne détermine aucune prévisibilité. À ce moment-là, on percevra la douceur comme un geste désintéressé, pris tout entier dans une tension éthique. Cela ne signifie pas qu’une telle conduite éthique, par la déprise qu'elle nécessite, n’exerce aucun effet sur le monde mais plutôt que, dans un même élan, son emprise s’accompagne d’une volonté de dessaisissement. Rien de vraiment projeté dans une telle approche ni d’intentionnel. Voyons-y ce qui ressort à la fois de la puissance et de l’acte mêlés. Une revendication subtile dont le fondement est éthique (puisé dans l’êthos de l’être) et la réalisation se forge dans la morale d’un geste créateur. Une ontologie de la douceur ordonnée à la cruauté du réel, circonscrite et sanctuarisée dans le lien éthique. Comme si, dans le fond éthique de toute chose, constitutif de l’Histoire et innervant l’acte, la confrontation au réel ne pouvait transiter que par l’Autre du Tiers, s’abriter sous son égide. Qu’elle caractérise la voie que l’être emprunte ou bien encore qu’elle indique sa conduite, la ductus obliquus se marque en réalité d’un trait philosophique particulier : née d’une éthique arrimée à l’être, son irrationnelle volonté tient à cela même qui l’oblige à penser le monde dans une ontologie du rapport ouvert à l’Autre. En cela, dans sa sagesse pratique, elle permet une alliance entre éthique et morale. |
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