L’idée d’esthétique naît avec l’Aesthetica d’Alexander Baumgarten, ouvrage rédigé entre 1750 et 1758 (Éditions de l’Herne, traduction française, 1988). L’auteur y révèle que les aistheta désignent les faits de la sensibilité ou de la sensation (du grec aisthesis, sensation). On serait en droit de penser que de tels faits, qui relèvent d’une connaissance sensible – que Leibniz pour sa part disait « confuse » -, ont besoin d’une science pour se dégager justement de la confusion (ou de la tendance subjectiviste) qui peut les caractériser et pour trouver ainsi leur légitimité vis-à-vis des domaines de la logique. On pourrait donc penser que l’auteur veuille chercher dans la rigueur scientifique certification et appui de la discipline qu’il fait émerger. Or, il n’en est rien. En effet, pour lui, l’esthétique, issue d’une intériorisation absolue, est fondamentalement une science. D’ailleurs, au paragraphe premier de son livre, Baumgarten propose une définition de l’esthétique qui ne s’embarrasse pas de relier cette catégorie naissante à l’idée même de science (au sens commun du terme) ni même de la faire dépendre d’un quelconque rapport extérieur. En contournant l’aporie, il en fait une discipline à part entière qui réunit « science » et « esthétique » comme une forme nouvelle de gnoséologie : « L’esthétique (théorie des arts libéraux, doctrine de la connaissance intérieure, art de la belle pensée, art de l’analogue de la raison) est la science de la connaissance sensible. »
C’est sur cette conception unificatrice que se fonde le paradoxe esthétique. Si l’intentionnalité d’une telle science est de s’occuper de phénomènes aussi variés que la sensation, le sentiment, l’imagination, le goût ou bien encore l’enthousiasme, c’est bien que la place de l’art y est rendue accessoire puisque l’art voisine à part égale avec des phénomènes contingents. Dans une volonté hégémonique somme toute assez innocente, Baumgarten considère que la science « esthétique » peut tout aussi bien s’intéresser au caractère sublime d’une mer déchainée, à la beauté d’une montagne enneigée qu’à l’élégance d’une ode horacienne ou la force d’une tragédie d’Euripide. En réalité, l’esthétique, suivant la conception de Baumgarten, porte haut ses aspirations secrètes ; elle se veut être une discipline distincte (de la logique, de la métaphysique, de la morale) et autonome, dès lors que son domaine (la sphère du sensible ou de la sensibilité, telle qu’elle se manifeste subjectivement dans le sentiment du beau) se caractérise par une structure propre, un mode particulier de liaisons des représentations. Voilà pourquoi Baumgarten peut le plus naturellement qu’il soit la revendiquer comme un corpus, une discipline à part entière dans laquelle l’art n’occupe finalement qu’une place accessoire. Aussi, on aurait tort de penser, comme beaucoup l’on fait d’ailleurs, que l’esthétique soit en mesure d’ériger des canons de l’art (c’est-à-dire les normes et les critères guidant sa pratique ou sa réception), ni même qu’elle prenne simplement la relève de la philosophie de l’art 1. Il faut reconnaître que la distinction entre la discipline de l’esthétique et celle de la philosophie de l’art est mince voire inexistante (d’ailleurs, dans les faits, il n’existe pas de distinction puisque l’on parle d’une seule et même chose suivant que l’on use d’un vocable ou d’un autre). Mais il est un point particulier où la philosophie de l’art (ou philosophie appliquée) se caractérise – et se distingue de l’esthétique – notamment dans sa capacité à s’interroger sur la signification morale des œuvres d’art ou sur leur mode d’existence. Avant tout, l’esthétique, selon Baumgarten, se pensera comme une théorie de la sensibilité en général, autrement dit une logique du sensible ayant pour tâche de penser l’individuel dans toute sa richesse et sa diversité, d’en dégager, comme y insiste d’ailleurs l’auteur au paragraphe 561 de son ouvrage, la vérité « esthético-logique ». Voilà pourquoi je disais plus haut que l’auteur, porté par une volonté noble, en conciliant ainsi « science » et « esthétique » se détourne de tous les paradoxes qui pourraient opposer les deux disciplines, voire les diviser. Ce faisant, il évite aussi de les hiérarchiser. Mais en prenant soin de la circonscrire nettement, de manière finalement à la rendre distincte et autonome vis-à-vis de la philosophie, la démarche singulière contient aussi en germe sa propre limitation. Si la connaissance sensible s’avère en fin de compte obéir à des principes irréductibles à ceux de la stricte (ou pure) connaissance théorique ou conceptuelle ; si même elle ne peut qu’improprement être conçue comme une connaissance (fût-elle subjective, intérieure), l’esthétique qui s’appuie sur ladite connaissance court un risque majeur : limiter sa portée à celle d’une science « imaginée, rêvée », bref inconsistante à une époque où la science de l’art réclame certifications, clarification et, pour tout dire, conceptualisation. Pour le dire autrement, la conception de Baumgarten n’est pas parvenue entièrement à atteindre son objet faute d’être consolidée par des concepts. D’ailleurs que retient-on vraiment de Baumgarten outre qu’il est l’inventeur de l’esthétique. Son tort le plus grand aura été sans doute de livrer ainsi une idée naissante, en germe, une conception générative de tant d’autres conception, sans réel appui ni consolidation conceptuelle. Voilà pourquoi l’esthétique suivant la conception de Baumgarten, faute d’avoir pu ou envisagé de relier pratique des arts et philosophie, n’a pas connu la postérité qui lui revenait de plein droit. Il n’est pas question de la réhabiliter ici mais il est néanmoins dommage de constater que l’histoire de l’art n’ait souhaité conserver que l’invention de la notion d’esthétique par Baumgarten dans Aesthetica. Kant, à sa suite, se chargera de récupérer la notion pour l’étayer théoriquement. En fait, la notion est rationalisée par Kant, qui, à grand renfort de concepts, forgera son « esthétique » dont on trouve d’ailleurs, dans sa Critique de la raison pure, ce qui pourrait en être la définition simplifiée dans la formule suivante : « L’esthétique, c’est la science de la sensibilité. » Reconnaissons que l’emprunt à Baumgarten est plus qu’éloquent, sauf qu’il n’en est pas fait mention. 1. L’esthétique, selon Baumgarten, se distinguera aussi de l’histoire de l’art naissante (Winckelmann publie en 1764 son Histoire de l’art de l’Antiquité) et de la « science de l’art » (cette Kunstwissenschaft que Wölfflin fondera autour de 1900, suivi par Aby Warburg et Erwin Panofsky). A ce sujet, on peut traduire librement Kunstwissenschaft par « assise du savoir sur l’art », sachant que Kunst signifie « art », wissen « savoir » et schaft : « hampe, tige, manche ». |
AuteurDans les articles de ce blog, seront rapportés quelques remarques et propos sur l'art et la philosophie ; y seront notées également des réflexions sur la poésie et la littérature. Catégories |