Préface
L’image-temps
Dans ces photographies de Bernard Sanchez, il n’est question que de nature. En prenant comme objet d’attention un tel matériau inépuisable, il est souvent difficile de ne pas succomber à la tentation d’en montrer la magnificence, la prolifération et l’exubérance. Notre époque goûte particulièrement les reproductions tapageuses, clinquantes, brillantes, qui exploitent tout ce qui, dans la nature, est surabondant et se développe de façon excessive, dont la vitalité généreuse s’extériorise à l’envi par un comportement expansif, immodéré, débordant. Or, rien de tout cela, ici. Pas la moindre volonté démonstrative ou prolixe pour attirer l’attention à soi ni de gesticulation stérile : l’essentiel est confié à un regard porté sur les choses mêmes. Et les choses de la nature parlent ici dans leur sobriété. À l’exact opposé des effets de style luxuriants, les images restituent une nature aride, désertique, désolée, sauvage, à la beauté pourtant aimable, où les éléments, témoins d’un passé immémorial, s’agencent dans une parfaite harmonie qui condense un temps éternisé. Ces images, qui se distinguent par l’absence de personnages, vidées de toute humanité d’une certaine manière, témoignent de lieux inhabités, comme pour rendre l’homme et son environnement étrangers l’un à l’autre.
Paraissant incisée finement à la taille-douce, comme si elle avait été gravée à l’eau-forte, l’image en noir et blanc s’apparente à l’estampe d’une topographie fantasmée qui mêlerait le relief, la roche, l’eau, le ciel, la végétation. Cela confère au paysage sévère et âpre, éclairé par les lueurs troubles d’une lumière diaphane, une étrange clarté crépusculaire, sans le moindre reflet artificiel pour en ternir l’éclat, pour mieux faire apparaître le fond tellurique où il s’enracine profondément. Aussi, l’intention du photographe, semble-t-il, n’est pas de faire disparaître entièrement de la prise de vue la noirceur de l’ombre d’où le monde émerge pour refléter le visible avec la fidélité d’un miroir, car cela reviendrait à en éliminer la magie. Tout au contraire, la dimension auratique est attachée à l’image, dans la mesure où il n’y a pas éviction de la part d’obscure du réel, par l’utilisation de procédés lumineux artificiels. Le philosophe Walter Benjamin l’a montré : d’un point de vue technique, l’aura est ce médium particulier qui rend témoignage de l’authenticité de la photographie en assurant un « continuum absolu de la lumière la plus claire à l’ombre la plus obscure [1]. » Et en poursuivant la pensée du philosophe, il est alors possible d’appréhender la portée esthétique des images de Bernard Sanchez, qui, en opérant un rapprochement spatio-temporel, restituent l’aura singulière du paysage auquel elles s’affrontent : « Qu’est-ce au juste que l’aura ? Une trame singulière d’espace et de temps : l’unique apparition du lointain, si proche soit-il [2]. » Voilà donc ce qui persiste dans ces images quasi picturales : une zone vaporeuse, un sfumato, qui rend indécidable la frontière qui sépare le lumineux de l’obscur. Par ce geste singulier, l’artiste a su préserver intacte une atmosphère étrange qui ne s’est pas dissipée dans le contact photographique, que la technique n’a pas cherché à purifier en se libérant du caractère propre attaché au motif. À elle seule, cette émanation, qui se dégage de l’imposante présence du réel, prélevé et fixé dans l’image, restitue toute sa force à un territoire rescapé de périodes ancestrales, préhumaines, que la prise de vue aurait prolongé dans son entièreté et dans sa durée.
Chaque image nous donne l’impression d’arracher une vérité au temps par l’acte de la représentation. L’image détemporalise l’espace qu’elle traite, c’est-à-dire qu’elle dissocie l’espace du temps en extrayant le temps hors du donné des sens. Mais, ce faisant, elle déspatialise aussi le temps. Ainsi, le paysage représenté se situe dans un espace universel, non directement localisable et hors de toute temporalité assignable. Précisément, cela confère à l’ensemble des photographies un caractère homogène et isotrope, car la série, en dépit de la diversité des points de vue, montre un milieu qui présente les mêmes caractéristiques physiques dans toutes les directions envisagées. Or, malgré cette unicité, chacun d’entre nous reste libre d’appréhender subjectivement, par une herméneutique personnelle, une image isolée, car celle-ci prétend, à elle seule, à la validité universelle. L’image nous offre ainsi les moyens de penser le travail du temps dans son anachronisme diffus, comme une survivance du passé. Dans une image-temps, Bernard Sanchez transforme le contexte capté par l’appareil par une actualisation anachronique, à la fois datée et achronique, s’apparentant à la survivance d’un temps qui conserve indestructible l’expérience de la nature, comme une stèle érigée au réel qu’elle convoque dans la vérité du temps mis en image. Dans une sorte de défi lancé au temps chronologique, l’artiste restitue une faille du temps, un temps épochal, arrêté sur la matière inerte, statufié dans l’image. En cela, il instaure une relation au passé, dans une « dialectique à l’arrêt », qui éternise l’Autrefois en l’actualisant, pour rendre présent ce lointain dans lequel le paysage s’est originé dans une coexistence immobile et chargée de tensions. Pour Walter Benjamin, la relation à l’autrefois est une dialectique à l’arrêt de nature figurative (bildlich : imagée) : « Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou que le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, est-ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d’autres termes : l’image est la dialectique à l’arrêt. Car, tandis que la relation du présent au passé est purement temporelle, la relation de l’Autrefois avec le Maintenant est dialectique : elle n’est pas de nature temporelle, mais de nature figurative [3]. »
Voilà donc pourquoi, chez Bernard Sanchez, la photographie d’un site ne se contente pas de reproduire fidèlement le visible. Au contraire, dans son épaisseur, la surface d’inscription dans le présent-visible, parvient à rendre concrète « la chair durable du monde », dirait Maurice Merleau-Ponty, cela même qui n’est pas entièrement dans le montré, mais qui ne s’exclut pas non plus du visible. La formule de Paul Klee semble convenir parfaitement à une telle démarche : « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible ». Là se tient la haute ambition de l’image : rendre visible l’aperception spontanée, immédiate et directe d’une sensation. À savoir, la prise de conscience claire d’une perception. Tant et si bien que les sensations et la pensée qui émergent du visible nous semblent connues parfaitement, de telle sorte que nous pouvons les observer et les décrire avec certitude, dans tous leurs modes, toutes leurs nuances, tous leurs caractères relatifs ou particuliers, fugitifs ou permanents. Par un passage étroit entre des horizons extérieurs et des mondes intérieurs toujours béants, le caractère sensible de ce présent-visible, renforcé par la texture tactile de l’image, nous plonge au cœur des choses montrées comme pour susciter une « fusion effective avec l’existant », propre à la perception de l’immédiat selon Maurice Merleau-Ponty : « Les choses, ici, là, maintenant, alors, ne sont plus en soi, en leur lieu, en leur temps, elles n’existent qu’au bout de ces rayons de spatialité et de temporalité, émis dans le secret de ma chair, et leur solidité n’est pas celle d’un objet pur que survole l’esprit, elle est éprouvée par moi du dedans en tant que je suis parmi elles et qu’elles communiquent à travers moi comme chose sentante. Comme le souvenir écran des psychanalystes, le présent, le visible ne compte tant pour moi, n’a pour moi un prestige absolu qu’à raison de cet immense contenu latent de passé, de futur et d’ailleurs, qu’il annonce et qu’il cache [4]. » Ainsi se présente l’image de l’artiste, comme une dialectique à l’arrêt, qui, en ramenant à elle la consistance du lointain, développe une vérité des choses montrées dans le présent de la perception. Tout laisse penser que, dans la production de l’image, l’artiste poursuit une quête de l’origine, dans la conception benjaminienne : « L’origine ne se donne jamais à connaître dans l’existence nue évidente du factuel, et sa rythmique ne peut être perçue que dans une double optique. Elle demande à être reconnue d’une part comme une restauration, une restitution, d’autre part comme quelque chose qui est par là même inachevé, toujours ouvert [5]. » En effet, devant une photographie qui expose un matériau brut, minéral, venu du fond des temps anciens, l’impression demeure que l’image a fixé un point d’origine, une source ayant, dans le lointain, donné naissance à un territoire dont le parachèvement se marque dans une présentification, qui, par le jeu de la figuration, combine l’Autrefois et le Maintenant.
De la même manière, dans la conjonction de l’image-temps, les photographies montrent la roche comme une peau rugueuse, antique empreinte innervée jadis par tout un faisceau de lignes internes qui affleurent encore à sa surface, l’irriguant comme des vaisseaux calcifiés. Dressées de toute éternité dans leur raideur, des concrétions minérales imposent leur masse brute, dure, que l’épanchement d’un suc trouble et lactescent, suintant du ciel ou de l’écume des flots, vient ici ou là illuminer et adoucir. Dans certaines images, des particules en suspension, issues d’irruptions d’un autre âge, semblent avoir été figées dans des masses solides, cristallisées comme des coagula. Parfois, tel un vestige-témoin, à l’instar d’un fossile exhumé des profondeurs imaginaires, la pierre rocheuse s’offre au regard comme un papier froissé par de puissantes mains. Souvent, la matière minérale laisse voir des ridules naissantes ou au contraire d’anciens sillons dans lesquels le temps a imprimé sa marque et exercé son irréversible magistère. Pas de tentation exotique dans ces images, le paysage est livré dans toute sa nudité, dont la rudesse est accentuée par une tonalité mate.
Bien que guidé par une incontestable maîtrise technique, le geste photographique ne tente pas de se départir d’une intention poétique qui parcourt l’ensemble des images. À ce titre, on peut imaginer volontiers l’artiste, patient, contemplatif gagné par la mélancolie âpre et sauvage de l’endroit, déambulant sans but avoué sur ce site tranquille, pastoral, attentif néanmoins au plus infime changement de tonalité, soucieux à la fois de restituer la nature dans ses moindres détails comme dans sa majesté la plus insolente. Tout cela contribue à déposer en nous une impression persistante : si les prises de vues ont su fort bien capter les caractéristiques d’un territoire précis (les calanques de Marseille), il semble qu’elles visent en réalité une dimension autrement universelle. Celle qu’avait su dépeindre parfaitement le philosophe Henry David Thoreau : une nature idyllique, sise dans un lieu inhabité, une contrée qui se situerait hors des villes, à laquelle on n’accéderait que par de vieilles routes sinueuses conduisant aux confins de la terre, là où finalement l’esprit est libre. Voilà donc ce qui se dégage de ces photographies, à l’atmosphère assainie, calme et tempérée, où d’imposantes masses rocheuses semblent émerger tout à la fois de vapeurs nuageuses et de nuées maritimes, en occupant entièrement l’espace naturel, comme pour restreindre à jamais l’emprise humaine.
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[1] Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie », in Œuvres II, Paris, Éditions Gallimard, collection « Folio-Essais », traduction de l’allemand par M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, 2000, p. 307.
[2] Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie », op. cit., p. 311.
[3] Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXème siècle. Le livre des passages, Paris, Éditions Le Cerf, traduction de l’allemand par J. Lacoste, 1989, p. 479-80.
[4] Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible suivi de Notes de travail, Paris, Éditions Gallimard, collection « Tel », 1964, p. 153.
[5] Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, Paris, Éditions Flammarion, traduction de l’allemand par S. Muller, 1985, p. 43-44.
GILLES GUIGUES
Philosophe, docteur ès "Lettres et arts" du LACS Université de Provence, Aix-Marseille I.
Préface de Calanques. Monde Minéral, photographies de Bernard Sanchez, Muséo Éditions, octobre 2021.
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