Dans son Traité de la peinture (publié à Rome, en 1817), le peintre Leonardo da Vinci (1452-1519) proclame son esthétique de la manière suivante : « La Qualité est la beauté des œuvres de la Nature et l’ornement du monde. » En visant ainsi la Qualité, le peintre cherche en réalité à atteindre la Perfection, en un mot l’Idéal. Une telle quête de l’Absolu, portée au plus haut par une peinture qu’il disait lui-même être « cosa mentale », est gouvernée par ce que l’on pourrait appeler une « spéculation » (au sens de hauteur de vue, du latin specula et species : « regard », « vue »). Outre la beauté incomparable des œuvres qu’il fait naître, l’art de Leonardo revêt par-dessus tout un caractère spéculatif, intellectuel et philosophique qui amène sa peinture jusqu’aux limites de la transcendance – sans négliger toutefois le caractère onirique qu’il prête à la Nature. Quand, de 1501 à 1505, il travaille au portrait de Monna Lisa Gherardini (née en 1479 et mariée en 1495 au patricien florentin Francesco di Zanobi del Giocondo – d’où son surnom, la Joconde), il ne cherche pas seulement à reproduire les traits physiques de son modèle ; il veut en faire une figure tout intellectuelle (quasi abstraite, dirait-on) conçue selon les données de la science et la sublimité de son cerveau. D’une certaine manière, Mona Lisa, en tant qu’idéal de l’être pour Leonardo, complétait sa pensée. De là l’investigation d’abord anatomique qu’il en fît en fouillant le réseau complexe de ses muscles et de ses veines pour faire ressortir, selon ses propres mots « la passion de son âme ». Ainsi, peut-il écrire à son sujet : « Mais les mouvements de l’âme, qui s’accompagnent de l’action du corps, tiennent les membres dans les attitudes appropriées à l’intention de l’esprit et à l’état intérieur. » Voilà pourquoi le spectateur tandis qu’il voit ce portrait a l’étrange impression que celui-ci le regarde tout autant. Plus encore, de l’impassibilité dans laquelle le peintre a fixé son modèle s’exprime tout un mouvement qui vient à la rencontre du regard spectateur et anime le portrait d’une présence vivante. Nul mystère à déceler là-dedans. Spéculation plutôt, qui, pour Leonardo da Vinci, a consisté à penser qu’un tel geste d’art garderait préservé le mouvement d’une âme. Dans l’antiquité grecque, le kairos se présente comme la conception singulière du temps non comme durée mais comme moment opportun. Ainsi se développe le sentiment aigu que le temps n’est pas un milieu homogène et indifférent, où tout instant est égal à tout autre, mais présente des occasions favorables pour l’action qui vient à propos. Le kairos se condense dans l’action humaine comme une aptitude, une faculté qui consiste à saisir l’occasion quand elle se présente.
Gorgias de Léontion (penseur qui naît en Sicile entre 485 et 480) fut le premier à écrire sur le kairos. Sa théorie s’oppose à la conception logique du monde d’un temps continu, identique au cours de sa durée – ce dont la métaphysique platonicienne tirera la nécessité, pour l’être pleinement être, d’être éternel : l’Être n’est pas à la faveur de telle ou telle circonstance, il est en soi toujours. Gorgias refuse cette idée qui fait de l’éternité la vérité du temps ; il conçoit un temps discontinu fait d’à propos et de contretemps, qui ne se laisse pas mettre en perspective, dont la valeur du contenu ne se laisse pas estimer à sa perdurabilité : le meilleur peut être feu de paille ! Le meilleur peut se concevoir dans une acception fugace, un éclair, un spasme, une seconde où se marque l’Éternité. Ce choix qui ouvre dans le temps est fait selon le kairos ; il exige un esprit parfaitement délié, un doigté d’une grande finesse, d’une légèreté extrême. Quoi de plus difficile à saisir que l’occasion ? Une vie ne compte-t-elle pas plus d’occasions manquées que saisies ? Il faut être gouverné par une sagesse pratique pour choisir, à point nommé, juste l’aspect que la situation requiert, et occulter l’autre ; ainsi le kairos implique, outre la sagesse, la justice : il est juste comme ce qui vient à point nommé. La justice est justesse, et c’est toujours de justesse que l’on saisit les choses, en suivant les sautes de temps. Tandis que l’opportunité se signale, elle s’évanouit aussitôt. La vertu de l’être s’indique dans cette capacité à s’unir au temps, et, dans une parfaite adéquation à soi, élaborer un temps propre : le moment opportun. Dans ce moment qu’il ramène à lui, qu’il fait sien dans l’absolu d’un choix, se marque la courbe du temps. Parfois, moins par nécessité que par pure occurrence, l’être infléchit le temps pour saisir l’occasion favorable. Les Grecs conçoivent cette épochè comme parfaite coïncidence de l’action humaine et du temps 1. Mais cette coïncidence, entre une durée propre à l’être et le processus naturel de l’écoulement du temps, est soumise à l’action humaine. Elle est dictée ou déterminée par un agir. En un sens, l’être agit sur le temps, non pas pour le maîtriser, le programmer, le rendre prévisible mais s’y impliquer, s’y joindre absolument. Dans le kairos, l’être forge son unicité. En l’éloignant de l’idée de durée, l’être fait du kairos, l’opportunité même, l’instant décisif, éminemment fugace où pourtant tout se joue et se cristallise dans l’occasion favorable. Par là, Gorgias est le premier penseur d’une temporalité essentiellement pratique. Il nous apprend qu’une pratique se gouverne, comme il en va de la politique, sans principes arrêtés, sans fixité possible ; elle est le génie du moment, l’application constante de la force suivant la nécessité du jour. Pas de visée programmatique donc, dans la vie éthique que l’on donne à l’action, ni de définition d’une essence unique de la vertu en général, car on se trouve en possession d’un universel inapplicable dans la vie concrète, essence valable pour tous en tous lieux et en tous temps. La connaissance du kairos est essentielle pour étudier les vertus particulières et les circonstances précises où elles sont véritablement des vertus, c’est-à-dire la variation de l’excellence selon les différents états du sujet moral. Pour Aristote, la vertu (arétè) est la bonne disposition de l’âme ou l’action correcte. L’idéal du kairos est de rendre la vie morale praticable. Mais sa portée est plus vaste : le kairos ne désigne pas seulement le moment favorable dans la vie pratique et l’art de le cueillir, il décide de la nature du temps et le conçoit comme atomisé. Ce qui exclut la valorisation de la durée, du long terme, de prévisibilité. Le kairos condense donc toute sa force dans une qualité singulière qui consiste à choisir le temps opportun pour le redimentionner, le tailler à la mesure de l’action humaine. 1. Voir Pierre Aubenque, La prudence chez Aristote, Paris, PUF, 1963, p. 96-97. Dans la citation qui suit, Rousseau exprime on ne peut mieux toute la qualité d'une âme sensible à la nature : « J'avais même à craindre dans mes rêveries que mon imagination effarouchée par mes malheurs ne tournât enfin de ce côté son activité, et que le continuel sentiment de mes peines me resserrant le cœur par degrés ne m'accablât enfin de leur poids. Dans cet état, un instinct qui m'est naturel me faisant fuir toute idée attristante impose silence à mon imagination, et fixant mon attention sur les objets qui m'environnaient me fit pour la première fois détailler le spectacle de la nature, que je n'avais guère contemplé jusqu'alors qu'en masse et dans son ensemble 1. » Voilà comment Rousseau, repoussé par la société des hommes, révèle le ravissement qui le transporte et le conduit à porter un regard neuf sur la nature, véritable et seule félicité terrestre avec laquelle il s'identifie désormais. Dans la nature, il trouve un accomplissement jamais éprouvé jusqu'alors. Il voit moins dans ce « beau système » la réclusion vers laquelle il se destine qu'un bonheur nouveau - né de tant de raisons qui le lui font aimer.
Devant la nature, Rousseau est au spectacle ; il se délecte et s'émerveille des arbres, du cours des eaux, des arbrisseaux et autres plantes qui constituent la parure et le vêtement de la terre - d'une étonnante beauté pour qui sait la contempler. Mais, dans son isolement constant, le philosophe ne se contente pas d'éprouver un plaisir égoïste, il nous le rend sensible nous faisant partager l'harmonie que la terre offre à l'homme devant le spectacle plein de vie de la nature. Devant ce monde sans cesse renouvelé, Rousseau nous transmet une rêverie douce et profonde comme le témoignage puissant et fragile à la fois d'une âme sensible. 1. Jean-Jacques Rousseau, « Septième promenade », in Les rêveries du promeneur solitaire, Lausanne, Éditions Rencontre, 1968, p. 169. Dès lors que la philosophie pense l’agir humain, l'activité, elle favorise l’exercice de la praxis : soit ce qui consiste à élaborer en commun tout ce qui doit relever d'une conduite vertueuse. Une telle conduite réclame non seulement la responsabilité de chacun, engagé dans l’action, mais elle attend aussi de sa part un jugement approprié. Voie singulière, cette acception interroge l'agir comme un constant exercice de la raison, par lequel se pense puis s’élabore le rapport à l’existence comme à autrui. Là réside la force d’un tel rapport : c’est un engagement qui investit de plein droit la Cité par une singulière intellection du monde, dans la dialectique d’une pensée en actes : relation des mots aux choses qui, dans une alliance soudaine, fondent le sens durable de leur association – rencontre du sens dans l’accord philosophique. Par ce détour, la conduite est dite éthique.
Ductus obliquus, « conduite ou voie oblique ». S’engager dans une voie de dégagement, cela n’est pas fuir. Cela consiste à s’aventurer dans un engagement oblique, distancié. Non pas éviter, esquiver mais contourner l’écueil. Voilà une conduite éthique, qui ne cherche pas à affronter directement ce qui lui fait front mais lui oppose néanmoins une résistance. Elle fonde son rapport au monde dans un principe de délicatesse, de douceur. À la violence du monde, l’antiquité grecque oppose la solidarité humaine, la clémence et la douceur des mœurs (praos). Toutes ces valeurs humaines aménagent, équilibrent, ou annihilent la cruauté des dieux, dont la brutalité gouverne le Tragique réel. Tout ce qui paraît à l’homme comme dicté par l’Injustice des divinités doit être contrecarré, tempéré, par l’idéal de justice humaine. La douceur grecque est très proche de l’epieikeia que l’on peut définir comme la disposition intérieure qui laisse aux autres le bénéfice du doute. C’est une indulgence, respectueuse en dernier lieu et par-dessus tout de ce qui n’est pas soi, de ce qui est forcément autre que soi. Cette indulgence affranchit l’autre d’avoir à prouver son altérité. L’altérité vient à soi par la douceur, qui laisse être et agir l’altération de l’autre. La douceur intervient lorsque la blessure de l’être nous touche par l’incomparable présence de l’humain, sur lequel se porte un regard plein d’aménité. Comme si l’intention était d’envelopper l’être d’une infinie douceur. La douceur semble vouloir tempérer la douleur du monde, lutter contre l’injustice qui accable l’être. Il émane du sentiment de douceur une inclination vers autrui, l’anonyme. Cela même qui caractérise le respect d’autrui, institue une solidarité avec sa douleur, mesurée, tenue, qui préserve l’autre dans son intégrité. Mais la douceur d’une intention ne récolte pas forcément de la douceur en retour. Elle n’oblige à rien, ne détermine aucune prévisibilité. À ce moment-là, on percevra la douceur comme un geste désintéressé, pris tout entier dans une tension éthique. Cela ne signifie pas qu’une telle conduite éthique, par la déprise qu'elle nécessite, n’exerce aucun effet sur le monde mais plutôt que, dans un même élan, son emprise s’accompagne d’une volonté de dessaisissement. Rien de vraiment projeté dans une telle approche ni d’intentionnel. Voyons-y ce qui ressort à la fois de la puissance et de l’acte mêlés. Une revendication subtile dont le fondement est éthique (puisé dans l’êthos de l’être) et la réalisation se forge dans la morale d’un geste créateur. Une ontologie de la douceur ordonnée à la cruauté du réel, circonscrite et sanctuarisée dans le lien éthique. Comme si, dans le fond éthique de toute chose, constitutif de l’Histoire et innervant l’acte, la confrontation au réel ne pouvait transiter que par l’Autre du Tiers, s’abriter sous son égide. Qu’elle caractérise la voie que l’être emprunte ou bien encore qu’elle indique sa conduite, la ductus obliquus se marque en réalité d’un trait philosophique particulier : née d’une éthique arrimée à l’être, son irrationnelle volonté tient à cela même qui l’oblige à penser le monde dans une ontologie du rapport ouvert à l’Autre. En cela, dans sa sagesse pratique, elle permet une alliance entre éthique et morale. L’idée d’esthétique naît avec l’Aesthetica d’Alexander Baumgarten, ouvrage rédigé entre 1750 et 1758 (Éditions de l’Herne, traduction française, 1988). L’auteur y révèle que les aistheta désignent les faits de la sensibilité ou de la sensation (du grec aisthesis, sensation). On serait en droit de penser que de tels faits, qui relèvent d’une connaissance sensible – que Leibniz pour sa part disait « confuse » -, ont besoin d’une science pour se dégager justement de la confusion (ou de la tendance subjectiviste) qui peut les caractériser et pour trouver ainsi leur légitimité vis-à-vis des domaines de la logique. On pourrait donc penser que l’auteur veuille chercher dans la rigueur scientifique certification et appui de la discipline qu’il fait émerger. Or, il n’en est rien. En effet, pour lui, l’esthétique, issue d’une intériorisation absolue, est fondamentalement une science. D’ailleurs, au paragraphe premier de son livre, Baumgarten propose une définition de l’esthétique qui ne s’embarrasse pas de relier cette catégorie naissante à l’idée même de science (au sens commun du terme) ni même de la faire dépendre d’un quelconque rapport extérieur. En contournant l’aporie, il en fait une discipline à part entière qui réunit « science » et « esthétique » comme une forme nouvelle de gnoséologie : « L’esthétique (théorie des arts libéraux, doctrine de la connaissance intérieure, art de la belle pensée, art de l’analogue de la raison) est la science de la connaissance sensible. »
C’est sur cette conception unificatrice que se fonde le paradoxe esthétique. Si l’intentionnalité d’une telle science est de s’occuper de phénomènes aussi variés que la sensation, le sentiment, l’imagination, le goût ou bien encore l’enthousiasme, c’est bien que la place de l’art y est rendue accessoire puisque l’art voisine à part égale avec des phénomènes contingents. Dans une volonté hégémonique somme toute assez innocente, Baumgarten considère que la science « esthétique » peut tout aussi bien s’intéresser au caractère sublime d’une mer déchainée, à la beauté d’une montagne enneigée qu’à l’élégance d’une ode horacienne ou la force d’une tragédie d’Euripide. En réalité, l’esthétique, suivant la conception de Baumgarten, porte haut ses aspirations secrètes ; elle se veut être une discipline distincte (de la logique, de la métaphysique, de la morale) et autonome, dès lors que son domaine (la sphère du sensible ou de la sensibilité, telle qu’elle se manifeste subjectivement dans le sentiment du beau) se caractérise par une structure propre, un mode particulier de liaisons des représentations. Voilà pourquoi Baumgarten peut le plus naturellement qu’il soit la revendiquer comme un corpus, une discipline à part entière dans laquelle l’art n’occupe finalement qu’une place accessoire. Aussi, on aurait tort de penser, comme beaucoup l’on fait d’ailleurs, que l’esthétique soit en mesure d’ériger des canons de l’art (c’est-à-dire les normes et les critères guidant sa pratique ou sa réception), ni même qu’elle prenne simplement la relève de la philosophie de l’art 1. Il faut reconnaître que la distinction entre la discipline de l’esthétique et celle de la philosophie de l’art est mince voire inexistante (d’ailleurs, dans les faits, il n’existe pas de distinction puisque l’on parle d’une seule et même chose suivant que l’on use d’un vocable ou d’un autre). Mais il est un point particulier où la philosophie de l’art (ou philosophie appliquée) se caractérise – et se distingue de l’esthétique – notamment dans sa capacité à s’interroger sur la signification morale des œuvres d’art ou sur leur mode d’existence. Avant tout, l’esthétique, selon Baumgarten, se pensera comme une théorie de la sensibilité en général, autrement dit une logique du sensible ayant pour tâche de penser l’individuel dans toute sa richesse et sa diversité, d’en dégager, comme y insiste d’ailleurs l’auteur au paragraphe 561 de son ouvrage, la vérité « esthético-logique ». Voilà pourquoi je disais plus haut que l’auteur, porté par une volonté noble, en conciliant ainsi « science » et « esthétique » se détourne de tous les paradoxes qui pourraient opposer les deux disciplines, voire les diviser. Ce faisant, il évite aussi de les hiérarchiser. Mais en prenant soin de la circonscrire nettement, de manière finalement à la rendre distincte et autonome vis-à-vis de la philosophie, la démarche singulière contient aussi en germe sa propre limitation. Si la connaissance sensible s’avère en fin de compte obéir à des principes irréductibles à ceux de la stricte (ou pure) connaissance théorique ou conceptuelle ; si même elle ne peut qu’improprement être conçue comme une connaissance (fût-elle subjective, intérieure), l’esthétique qui s’appuie sur ladite connaissance court un risque majeur : limiter sa portée à celle d’une science « imaginée, rêvée », bref inconsistante à une époque où la science de l’art réclame certifications, clarification et, pour tout dire, conceptualisation. Pour le dire autrement, la conception de Baumgarten n’est pas parvenue entièrement à atteindre son objet faute d’être consolidée par des concepts. D’ailleurs que retient-on vraiment de Baumgarten outre qu’il est l’inventeur de l’esthétique. Son tort le plus grand aura été sans doute de livrer ainsi une idée naissante, en germe, une conception générative de tant d’autres conception, sans réel appui ni consolidation conceptuelle. Voilà pourquoi l’esthétique suivant la conception de Baumgarten, faute d’avoir pu ou envisagé de relier pratique des arts et philosophie, n’a pas connu la postérité qui lui revenait de plein droit. Il n’est pas question de la réhabiliter ici mais il est néanmoins dommage de constater que l’histoire de l’art n’ait souhaité conserver que l’invention de la notion d’esthétique par Baumgarten dans Aesthetica. Kant, à sa suite, se chargera de récupérer la notion pour l’étayer théoriquement. En fait, la notion est rationalisée par Kant, qui, à grand renfort de concepts, forgera son « esthétique » dont on trouve d’ailleurs, dans sa Critique de la raison pure, ce qui pourrait en être la définition simplifiée dans la formule suivante : « L’esthétique, c’est la science de la sensibilité. » Reconnaissons que l’emprunt à Baumgarten est plus qu’éloquent, sauf qu’il n’en est pas fait mention. 1. L’esthétique, selon Baumgarten, se distinguera aussi de l’histoire de l’art naissante (Winckelmann publie en 1764 son Histoire de l’art de l’Antiquité) et de la « science de l’art » (cette Kunstwissenschaft que Wölfflin fondera autour de 1900, suivi par Aby Warburg et Erwin Panofsky). A ce sujet, on peut traduire librement Kunstwissenschaft par « assise du savoir sur l’art », sachant que Kunst signifie « art », wissen « savoir » et schaft : « hampe, tige, manche ». Dans l’écho assourdi d’une parole secrète, la phrase est animée de lents mouvements, saisie d’indétermination. Suivant les inflexions dans le rythme impulsé, elle s’immobilise, impuissante, à la recherche des choses à dire, scellées dans un secret insondable qui hante la forme résiduelle du dire. Puis le débit du récit reprend son mouvement pour s’accorder au chant intérieur réglé sur un autre rythme. Chaque respiration imprègne d’intensité la vie des mots en étirant le temps de leur formulation, pour laisser la place aux choses ressenties. La langue forge des mots à peine esquissés, comme confiés au silence d’une phrase impossible, secrète et intime. À tel point que la voix intérieure, chuchotée jusqu’au bord du silence, suggère plus qu’elle ne dit. Plus qu’à écouter, il y à inventer pour reconstituer librement la dictée muette : la poésie fraye alors avec la limite du dicible. Elle porte l’idée de l’indéfectible parole poussée jusqu’à la mutité, l’imprononçable, trace originaire d’avant tout dire.
parole - d’être portée à une limite, y abandonnant, pour qu’une fois encore, à l’occasion, il s’y trouve, qui la lira ou même qui, auparavant déjà, a pu la tracer 1 . À tout bien considérer, le poète est celui qui ne renonce pas à créer. Nul n’est besoin en effet de voir dans le poiein grec autre chose que cela : la volonté de faire, composer, forger (poiein : « faire » – œuvre, dans le meilleur des cas). Ainsi posé, on comprend que le poète-créateur, dont il va s’agir ici, ne limite pas son exercice, dans la rigueur du mot, à la poésie ; il est celui qui accepte d’éprouver (c’est la forme aboutie, finalisée du courage d’être soi, par-delà les affres du doute et de l’angoisse) puis de partager son intériorité secrète dans la forge des phrases : cela même qu’une véritable introspection aura permis de déceler. C’est là sa révélation. Il faut goûter le monde pour pouvoir en faire l’éloge. À ce moment-là, le créateur peut actionner la spécificité qui le remue et l’accompagne depuis qu’il est en mesure de la reconnaître en tant que telle : comme un intérieur, dont il y a peu il ne savait encore rien. Autrement dit, le poète naît véritablement avec l’assomption de la singularité qui le caractérise. Un tel consentement est d’abord une séparation, une coupure radicale avec la solitude de ce savoir-là. Nulle complaisance à y voir, contournement plutôt. Le poète appréhende le monde en le concevant nouvellement. Pour lui, le monde n'est donc jamais admis pour ce qu'il est ; il est considéré au travers même de ce qu'il découvre et voile, expose et obstrue, éclaire et opacifie, révèle et garde secret. Le trait poétique accueille moins le monde qu'il le fait advenir d'une sorte activité herméneutique. Explorer le moindre détail qui compose le monde afin de découvrir, mettre à jour la beauté qui s'y tient recluse. Sensibilité critique s'il en est ; créative par- dessus tout. Écrire le réel consiste donc à s'appuyer sur les portants du monde tel qu'il transparaît pour un regard suffisamment aiguisé. Voilà pourquoi, en elle-même, la poésie est une forme continuelle d'inauguration : à la fois, lecture affinée et ouverture d'un nouvel espace, commencement, innovation. Avec elle s'exerce une forme de saisie intuitive, naïve en un sens, sur le substrat du monde ambiant pour le renvoyer à ses propres fins. Pour le poète, il est moins question de partager le monde que de continuer de s'en nourrir pour, d'une certaine manière, ouvrir tout à la fois un temps propre et un espace singulier dans le poème. Je ne résiste pas au plaisir de convoquer Rilke, pour dire qu’un regard lucide porté sur soi n’équivaut pas forcément à un épanchement de soi mais à l’expression d’une intériorité par le détour poétique. Là est l’enjeu du témoignage oblique 2 ; il est un dérivatif pour (mieux) dire l’intériorité du poète. Non pas livrée in extenso mais délivrée, au sens strict. Le monde intérieur rilkéen, ou espace élargi, est l’expérience vécue – littéralement transformée en poésie en tant que glorification du monde : à savoir, l’intériorisation progressive des choses et des êtres périssables dans la parole poétique. Le mot Weltinnenraum, figurant dans l’un de ses poèmes de la dernière période, dessine l’accroissement de l’intériorité dans les choses dites : il est à la fois une affirmation de la vie et un accomplissement de l’être. Les oiseaux volent silencieusement à travers nous. O moi qui veux croître, je regarde au dehors, et c’est en moi que croît l’arbre 3 . Il est intéressant de noter que ce dégagement dans la voie oblique, embardée poétique, (tournant, dit Rilke) contribue à forger une parole singulière qui s’élabore dans la traversée du Dire (expression et éprouvé de la langue). C’est dans cette traversée qu’émerge et se dévoile véritablement l’être : à la fois dans l’exprimé et dans l’indicible gardé par-devers lui. Ce n’est donc pas tant de pure subjectivité dont il s’agit dans une telle parole poétique, mais bien d’expérimentation ontologique qui passe dans les divers linéaments du Dire. Dans tout ce que le poète suggère, expression indirecte – voire biaisée – de son monde intérieur se trame une forme, formatrice elle-même : une configuration discursive oblique, qui restitue quelque chose de l’êthos du poète. Cette résonance intérieure contamine de fait tout le poème dans l’adresse qu’elle cherche. Ainsi le poète parvient- il à se libérer enfin de l’insurmontable angoisse, cela même qui l’a si souvent confronté aux affres de la création sans qu’il puisse vraiment l’utiliser. Cela s’éclaire alors. La mission de sa poésie devient désormais inclination de l’homme vers l’homme 4 . 1. André du Bouchet, L’emportement du muet, Paris, Mercure de France, 2000, p. 118. 2. Le concept d’obliquité, défendu dans mes travaux, étaye le geste d’art en général, dès lors que l’œuvre est postulation d’une véracité et non pas manifestation directe de la vérité du monde. Gageure du réel qui transparaît dans l’œuvre. C’est ce que j’ai tenté de montrer, notamment, dans une recherche sur le témoignage des choses d’art. Voir Pour une esthétique du témoignage. Thèse de doctorat, Lille, ANRT, 2005. Voir ici ou ici 3. Cité par Rudolf Kassner dans l’introduction de Rainer Maria Rilke, Correspondance avec Marie de la Tour et Taxis, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque Albin Michel », trad. de l’allemand par Pierre Klossowski, 1960, p. 9. 4. Voir Gilles Guigues, Rainer Maria Rilke, l’existence en figures. Étude philosophique du poétique, Paris, L’Harmattan, coll. «Critiques Littéraires», 2012. Voir ici |
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